Festival

La bibliothèque idéale d'Alice Zeniter - Lettres d'automne

Du 14 au 27 novembre 2022


Montauban et Tarn-et-Garonne

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Difficile de ne pas avoir au moins entendu le nom d’Alice Zeniter : depuis 2013 et Sombre Dimanche, elle enchaîne les écrits et les succès.

Avec L’Art de perdre (2017), fresque familiale sur fond d’histoire algérienne, l’écrivaine est même restée plusieurs années en tête des ventes de romans francophones. La plume d’Alice Zeniter a séduit la critique, donc, et trouvé son public. Il faut dire que l’autrice, qui fait montre par ailleurs d’une grande érudition, sait se rendre accessible pour atteindre son but : « Donner la parole à des personnes silenciées, publier des récits qui ont été étouffés ou n’ont pas eu la place de se former. » Celle qui est aussi traductrice, scénariste et dramaturge s’est récemment lancé dans l’essai, pour explorer la fabrique des histoires et le pouvoir de la fiction. À l’image de son panthéon, Alice Zeniter est un peu tout ça : classique, moderne, curieuse et éclectique.

Alcools, Apollinaire
« Je n’ai jamais vraiment su comment lire certaines formes de poésie : à voix haute ou pas ? Plusieurs poèmes à la suite ou un par un ? Je reste marquée par la phrase d’un ami qui m’a envoyée bouler pendant la prépa lettres : « Oui mais toi, tu n’es pas poète. » Et peut-être pas… mais quand je lis Apollinaire, toutes mes questions s’envolent. Sans doute parce que sa poésie est souvent narrative et que le rythme de ses octosyllabes me paraît évident, naturel, je m’y coule ou ils me coulent dessus. Je connais La Chanson du mal aimé par cœur, ou presque. Toutes les images qu’Apollinaire y crée me paraissent fabuleuses, les épées aux noms tremblants, le passage des murènes, les insultes des cosaques… Et c’est clairement à ses textes que je dois d’avoir continué un peu à essayer d’écrire de la poésie à l’adolescence. Sinon, j’aurais reconnu beaucoup plus vite que ce n’était pas mon truc. Mais la beauté des octosyllabes d’Apollinaire… forcément, ça m’a retenue un peu. »

Le Monde selon Garp, John Irving
« J’aurais adoré lire ce livre plus tôt, vers quinze ans, et que sa malice et sa liberté m’ait accompagnée à la fin de l’adolescence mais il se trouve que je l’ai snobé assez longtemps et que je l’ai lu à vingt ans passés. Il y a peu de livres qui m’ont fait éclater de rire, littéralement – m’attirant des regards inquiets dans le bus ou le métro. Et quand le rire s’est un peu calmé, j’ai remarqué la technique ! John Irving a une maîtrise incroyable des temporalités de sa narration : il fait des bonds en avant, des bonds en arrière dans le récit, ménage des zones de flou, effleure à peine une période de trauma. Il crée aussi des personnages de femmes hors du commun (que, là encore, j’aurais aimé rencontrer plus tôt dans mes lectures), comme celui de Jenny qui, dans les années 1940, décide d’avoir et d’élever un enfant toute seule, tout en travaillant comme infirmière. »

La Littérature nazie en Amérique, Roberto Bolano
« Comme les livres qui me font rire sont rares, j’ai choisi d’en mettre deux. Ce livre de Bolano est une vraie bizarrerie : une encyclopédie (fictive) sur des écrivains (fictifs), tous affiliés au nazisme, au fascisme ou à une dictature sud-américaine. C’est donc un livre qui contient les esquisses de centaines de livres, tous politiquement immondes ou trop ridicules pour l’être, écrits à la fois par des ratés enfermés dans leur chambre et de grands bourgeois collaborationnistes. Certains détails biographiques inventés par Bolano et toutes les notes de bas de page sont d’une drôlerie absolue. Je dois probablement à ma lecture de ce livre l’usage conséquent des notes dans mes deux derniers livres. »

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Zora Neale Hurston
« J’aime ce livre et j’en parle sans cesse. J’aime tout de lui : j’aime Janie, son héroïne, et l’insatisfaction qu’elle montre vis-à-vis du monde qui l’entoure et notamment des hommes. J’aime sa recherche de beauté et de sensualité quand tant de femmes qu’elle fréquente ont accepté, comme le dit la grand-mère de Janie, que la femme noire soit la mule du monde entier (c’est-à-dire des Blancs et de l’homme noir). J’aime la double langue dans laquelle il est écrit : celle, classique et presque précieuse parfois, de la narration, et celle, remarquablement traduite par Sika Fakambi, des dialogues écrit dans un parler noir américain flamboyant. Je donne très souvent un extrait de ce roman en atelier d’écriture pour montrer la manière dont les deux langues se tressent, montrer qu’écrire un livre, ce n’est pas trouver une voix et un ton et qu’on peut se permettre des hybridations étonnantes. »

L’Autre Moitié du soleil, Chimamanda Ngozi Adichie
« J’adore ce livre, bien sûr, sinon je ne l’inclurais pas à la liste. Mais j’adore aussi que ce livre ait été écrit par Adichie. Ce n’est pas si évident qu’une jeune romancière (et par là, je veux dire : quelqu’un qui peut souffrir d’un double déficit de légitimité puisqu’elle est femme et débutante) s’empare d’une tragédie nationale relativement récente, la guerre civile, et la raconte, avec ampleur et précision, dans sa dimension politique et guerrière. Dans ce roman, centré sur un foyer nigérian (couple de maîtres, boy fraîchement débarqué de sa campagne, famille de la femme, collègues universitaires du mari) que vient bouleverser voire faire exploser la guerre civile, Adichie déploie une polyphonie superbe : je crois aux failles et aux volontés de chaque personnage, alors qu’ils sont tous différents en âge, classe sociale, ethnie, etc. »

Les Argonautes, Maggie Nelson
« Il y a eu un moment de ma vie, peut-être au début des années 2010, où j’ai été assez jalouse de Maggie Nelson. J’aurais voulu être elle, écrire des œuvres dont les gens parlaient avec ce respect-là, cette admiration déférente. À l’époque où j’ai lu Bleuets, je crois que mon envie m’empêchait d’aimer les textes de Nelson. C’est plus tard, en lisant Les Argonautes, que j’ai vraiment commencé à apprécier son travail. Ce livre-là représente pour moi le parfait mélange entre la théorie et l’autobiographie, un entremêlement qui ne paraît jamais artificiel et qui est très rare de notre côté de l’Atlantique où le savoir et la première personne paraissent exister dans des mondes parallèles. Par ailleurs, le découpage du livre en fragments me paraît d’une précision redoutable – les fins de paragraphes me coupent le souffle. »

La Comédie sentimentale pornographique, Jimmy Beaulieu
« Je crois que j’étais tombée sur ce roman graphique presque par hasard il y a dix ou quinze ans et je l’adore. Je m’y sens bien. Son titre est un peu problématique parce que, chaque fois que j’essaie de le prêter, j’ai l’air un peu pervers. Ce n’est pas du tout une BD pornographique, en fait. Ce sont des histoires d’amour, d’amitié, de désirs déçus, de jeux costumés, d’hôtel abandonné, de rêves de devenir artiste… En fait, c’est le portrait d’une certaine jeunesse dans une ville canadienne, toute traversée de fulgurances romantiques mais qui garde encore ses rires d’enfants et ça me touche beaucoup. Quand je l’ai acheté, j’avais l’âge des personnages et j’aimais me reconnaître en eux. Maintenant, je me sens plus vieille qu’eux et je les regarde avec tendresse. Mais j’aime toujours autant le livre. »

Le Secret de la force surhumaine, Alison Bechdel
« En fait, tout Alison Bechdel, mais ce roman graphique-là, son dernier, est en couleurs (les deux premiers, Fun home et C’est toi ma maman, sont en gris noir blanc) et il parle de sports et de création. Il parle d’insomnie, d’excès de travail, de désir de l’exploit, de besoin d’exercice. Comme toutes les œuvres de Bechdel, il passe de textes théoriques parfois pointus à des anecdotes personnelles, il traverse des bibliothèques en même temps qu’une intimité. (Je réalise que Les Argonautes et ce livre se ressemblent peut-être plus que je l’aurais pensé au premier abord, ou tout simplement que je les aime pour des raisons similaires.) »

Sarah Jourdren

Alice Zeniter est l’invitée d’honneur des Lettres d’automne, aux côtés de l’écrivain Pierre Ducrozet, du 14 au 27 novembre, divers lieux à Montauban et en Tarn-et-Garonne.

Photo : Pascal Ito, Flammarion.

Publié par Rédaction de Ramdam


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