Festival

La bibliothèque idéale de Maylis de Kerangal

Du 20 novembre au 3 décembre

Montauban
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Remarquée dès 2010 avec Naissance d’un pont et consacrée en 2014 pour Réparer les vivants, Maylis de Kerangal est désormais l’une des grandes figures contemporaines de la littérature francophone. Invitée d’honneur au festival Lettres d’automne, elle compose un programme à l’image de son œuvre, inspiré des « paysages » qu’elle explore dans toute leur poésie en compagnie de plus de 80 auteurs. « J’ai la conviction, dit-elle, que mes livres reposent sur d’autres livres qui fonctionnent en moi comme une bibliothèque subliminale qui s’active quand j’écris. » Un panthéon qu’elle détaille comme elle écrit, entre érudition et rythme hypnotique.

Les Misérables, Victor Hugo
« C’est le classique des classiques, un livre assez monstrueux dans la mesure où il explose les codes du roman et affirme une chose : la puissance narrative de l’auteur. Ce n’est pas bienséant sur le plan formel, c’est foutraque, ça part dans tous les sens. C’est un roman qui se déploie dans un flux. C’est un livre foisonnant, politique, historique, géographique. J’avais été surprise mais aussi captivée par les digressions qui parfois constituent des chapitres entiers. Ces digressions sont la chair même du roman. C’est aussi un merveilleux livre sur Paris, un Paris qui a disparu, qu’on ne connaît plus, une ville qui est aujourd’hui encore très spectrale. Tout mon intérêt pour la géographie, la topographie, le rapport à l’espace, la manière dont la littérature peut se saisir des lieux se trouve charmé par cette œuvre. »

Mrs Dalloway, Virginia Woolf
« Évidemment, par rapport à Hugo, Mrs Dalloway se tourne vers une économie. On n’a pas du tout cette folie de l’action et des situations. Au contraire, elle travaille ce que j’appellerais l’intériorité en littérature, c’est-à-dire le fait d’approcher la vie intérieure, émotionnelle et sensorielle d’une femme. C’est un roman miraculeux sur le plan de la langue. C’est l’univers du sublime et du subtil. Woolf crée ces phrases magnifiques, ces longues phrases aériennes qui fonctionnent comme des vagues sensorielles et qui en même temps parviennent à faire le portrait d’un être social. La focale est resserrée sur une femme. Tout se passe en 24 heures. Mrs Dalloway va donner une fête chez elle. Il ne se passe pas énormément de choses en ce jour, mais Mrs Dalloway se souvient. C’est un livre sur le temps qui est absolument magistral. Et le livre s’achève par cette phrase qui arrache des larmes : « Et elle était là ».

Beloved, Tony Morrison
« Un texte magnifique qui s’enracine dans la noirceur de la violence humaine. Beloved tourne autour du fantôme d’un bébé tué par sa mère afin qu’il ne devienne pas un esclave. Le fantôme de cet enfant plane dans une maison et fonctionne comme une espèce de vortex qui rayonne sur toute une famille et est en même temps la caisse de résonance du crime originel de l’Amérique. À partir de cette histoire, Morrison fait la matière d’un roman bouleversant. Le plus fort c’est la langue. Elle est à la fois poétique et crue. Hypnotique, magnétique, avec une part d’oralité importante. On sent qu’elle a modélisé cette langue pour écrire cette histoire. Elle n’existait pas auparavant. Je me suis longtemps dit que chaque livre, chaque fiction doit pouvoir inventer sa propre langue. Il y a une espèce de paradoxe romanesque qui fait que l’auteur a sa voix, son tempérament, son lexique. Et pour autant, chaque livre demande de recréer une langue particulière. »

Ballade des pendus, François Villon
« François Villon est au cœur de Réparer les vivants mais aussi de la plupart de mes textes. C’est un poète voyou, un mauvais garçon. Avec Villon, on est dans une langue nette, aux confins de la chanson de geste. On est sur des textes ciselés. Je l’ai toujours avec moi, j’ai du mal à m’en séparer, c’est comme un talisman. On y retrouve ce que j’aime beaucoup dans la littérature : elle vous fait dériver, elle vous sort de vos gonds. La construction dégondée de Hugo trouve peut-être une source dans la marginalité de François Villon. C’est vraiment un poète issu de la marge sociale et pour qui la poésie est finalement aussi digressive en soi. Ce que j’adore c’est la façon dont il s’écarte de son sujet pour y revenir, dans une espèce de boucle. Il faut parfois dériver, sortir de sa trace pour atteindre la chose qu’on voulait dire. »

Le Parti pris des choses, Francis Ponge
« Dans Naissance d’un pont, j’avais écrit que mon héros, Diderot, se plaçait « à la culotte des choses », et je pense que ça faisait écho au titre du recueil de Francis Ponge : écrire dans un geste qui va capter, et restituer le monde physique. Prendre le parti des choses contre le parti des grandes idées, des grandes interrogations. On s’intéresse à un galet, à un savon. Ce sont des poèmes très secs, très prosaïques. C’est un geste qui met en avant les choses les plus négligées, et ça, j’adore. C’est comme Perec, ce sont des auteurs proches : l’art de la description, de sonder en profondeur des réalités matérielles, sensitives, le quotidien. J’adore ce texte, je l’ai toujours près de moi.

La Renarde, Dubravka Ugrešić
C’est un livre qui parle de la littérature. C’est absolument merveilleux, mais aussi combattif, intelligent, assez cruel. Il pose une première question : « d’où viennent les histoires ». On est à l’exact croisement de l’autobiographie, de l’essai théorique et de la littérature de fiction. C’est un texte vif, virtuose, où elle passe d’une histoire à l’autre en suivant ce personnage de la renarde. C’est un livre génial, au sens où il a du génie, dans la façon d’agencer les matériaux, de raconter sa vie à travers les livres, de parler des livres à travers sa vie… C’est un livre merveilleux pour qui veut s’aventurer en continent littéraire, en étant guidé par quelqu’un de franc du collier, pas commode mais vif, avec des pensées très fermes, et qui fait à la fois de la théorie et de l’autobiographie.

Un zoo en hiver, Jirō Tanigushi
Ce qui est magnifique, c’est d’abord le dessin, un trait à la fois sobre et poétique, avec une espèce de ligne claire à la japonaise. Un zoo en hiver, c’est l’histoire d’un type qui arrive à Kyoto au début des années 1960 et commence par travailler dans une boutique puis essaye de devenir mangaka. J’ai beaucoup travaillé sur le roman d’initiation, comment des êtres sortent de l’adolescence, arrivent en fin de jeunesse et basculent dans l’âge adulte. Chez Tanigushi, il y a ces êtres qui sont saturés de rêves, qui évoluent dans des mondes où ils sont seuls avec tout ça. Et je trouve qu’il y a une forme de langueur. Quelque chose de mélancolique qui touche des êtres qui sont lourds de leurs rêves.

Rue des boutiques obscures, Patrick Modiano
Je vis avec toute l’œuvre de Modiano. Il a pris beaucoup d’importance pour moi ces derniers temps, car je travaille sur un texte où il est question de fantôme, et Modiano, c’est un peu le bal des fantômes ! Mais il m’a construit depuis Rue des boutiques obscures. J’ai pour lui une affection, une tendresse, ça part du cœur. J’aime ses livres, j’aime cette œuvre qui s’écrit comme un seul livre et se fractionne en plusieurs romans. Il y a une forme d’élégance, ce sont des livres puissants sur la manière dont la littérature permet certains accès à la mémoire, au passé, à l’histoire. Je le lis aussi comme un poète, avec la manière dont il ponctue ses livres de toponymes, d’anthroponymes. Ça me fait aussi penser à Perec, ce rapport aux lieux, à la géographie, à la ville. Modiano construit une fiction qui est localisée, vibrante dans le nom propre.

Photo : Francesca_Mantovani Gallimard

Publié par Rédaction de Ramdam


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